Penser l'Anthropocène ; Catherine Larrère et Rémi Beau

Penser l'Anthropocène ; Catherine Larrère et Rémi Beau

 Anthropocène, c'est le mot « à la mode » qui monte depuis quelques années, qu'il fait bien d'évoquer ici et là, dans un dîner ou pendant une randonnée. L'écologie est dans (presque) toutes les bouches, et pour montrer qu'on s'y connaît, certains n'hésitent pas à lancer fièrement : « Tu savais qu'on était entré dans l'Anthropocène ? ». Leur interlocuteur, incrédule, balbutie : « Dans l'Anthro... quoi ? ». Et là, l’œil brillant toisant l'ignorance coupable de l'Homme moderne, on répond avec assurance : « Dans l'An...thro...po...cène ! Nous sommes entrés dans une nouvelle aire géologique dans laquelle l'humanité devient la principale force agissant sur la planète. » Bam ! Anthropos, l'homme ; cène, l'aire. L'Anthropocène désigne donc l'aire de l'Homme. Peu s'ensuivre tout un exposé sur les effets néfastes d'Homo Sapiens sur la Terre, de l'élévation des températures à la dégringolade de la biodiversité, en passant par les dangers que cela occasionne pour notre survie...

 

Autrement dit, si ce n'est l'introduction d'un nouveau terme savant, rien de nouveau sous le soleil (trop chaud le soleil dans l'Anthropocène!). En effet, depuis à minima une trentaine d'années, nombre de rapports scientifiques et de voix diverses et variées alertent les opinions publiques sur ces problématiques. Alors à quoi bon peut « servir » la diffusion du concept d'Anthropocène ? De quelles logiques sociales, scientifiques, politiques, civilisationnelles, philosophiques relève-t-il ? Quel rôle doit-il jouer dans les transformations nécessaires de nos sociétés humaines, à l'heure de la montée des préoccupations écologiques ? C'est tout l'enjeu du recueil de 30 textes intitulé Penser l'Anthropocène, qui propose justement d'interroger le concept pour mieux se le réapproprier. Répartis en 4 grandes parties, les auteurs, issus essentiellement des sciences sociales, dessinent des cadres de pensée en fonction de leurs disciplines et offrent aux lecteurs des grilles de lecture scientifiques et philosophiques, pour aller au-delà des représentations courantes sur l'Anthropocène.

 

Les questionnements face à cette nouvelle aire se révèlent par conséquent foisonnants puisqu'ils évoquent, bien entendu, de nombreuses facettes.

 Ne doit-on pas plutôt parler de Capitalocène ou de Technocène, puisque l'impact néfaste de l'Homme s'est considérablement accru depuis l'avènement de la révolution industrielle et du capitalisme mondialisé ?

 Ou bien, depuis l'Holocène déjà, l'agriculture et la domestication animale, l'Homme moderne n'adapte-t-il pas son environnement à ses besoins ?

 L'Anthropocène ne débute-t-il donc pas en fait avec l'Holocène, il y a 12000 ans ?

 A contrario, ne faut-il pas voir dans la Grande Accélération (période faisant référence à l'accélération exceptionnelle du commerce mondial et du prélèvement des ressources naturelles depuis l'Après-guerre) le basculement vers un système non durable écologiquement et socialement ?

 L'origine des désastres environnementaux n'est-elle pas à trouver dans l'opposition que les Hommes modernes se sont construits avec la nature ?

 La préservation des écosystèmes ou la réhabilitation du monde sauvage dans notre quotidienneté apparaissent-elles comme des buts, ou plutôt comme des moyens pour « convertir » nos habitus en accord avec la substance naturelle qui nous entoure ?

 L'Anthropocène n'est-il pas par conséquent un concept dangereux puisqu'il va à rebours de cette dernière cosmologie (ou rapport d'être au monde), en ce qu'il consacre la place dominante d'Homo Sapiens sur son environnement, ouvrant par là la voie royale à l'idée de résolution technologique par et pour l'Homme (puits de carbone, reforestation, voitures électriques, etc.) ?

 La voie technologique ne perpétue-t-elle donc pas une dichotomie nature/culture, si néfaste depuis quelques millénaires pour les non-humains (et donc à terme aussi pour les humains), au profit de perspectives techniques sectorielles et peu prévisibles à très long terme ?

 Problématiques sociales et environnementales étant indissociables puisqu'elles relèveraient du même processus d'appropriation des ressources (humaines et naturelles), ne faut-il pas considérer les changements sociaux et environnementaux sur le même plan ?

 L'entrée dans l'Anthropocène ne représente-t-elle pas une occasion en or pour repenser notre justice et ouvrir des réflexions sur les biens communs, les droits des non-humains, les responsabilités de quelque-uns ou de collectifs ou la place des peuples autochtones ?

Coucher de soleil ; Organ Pipe Monument ; Etats-Unis. Culture Maxime Lelièvre

 Oui, l'Anthropocène englobe toutes ces préoccupations (et d'autres!). Il ne s'agit pas seulement d'acter les effets délétères de l'activité humaine sur la planète, il est désormais plutôt question de réfléchir à ce qu'implique cette notion naissante. Par exemple, comprendre les tenants et aboutissants de l'Anthropocène permet d'échapper à la tentation de qualifier la situation actuelle de crise environnementale. En effet, de crise il n'en est point car on sait pertinemment que les erreurs d'aujourd'hui et du passé se répercuteront d'autant plus demain en raison de l'inertie de certains processus (stockage du carbone par exemple). Une crise se définit par son caractère éphémère... L'Anthropocène fait référence lui au temps long, très long. Face à la crise climatique, nous pouvons répondre par des solutions ponctuelles, ciblées (pulvérisation de particules dans l'atmosphère pour faire baisser la température mondiale par exemple). Par contre, face à l'Anthropocène et ses multiples enjeux, seule une compréhension fine de la place de l'Homme sur Terre apparaît comme source de perspectives éclairées à long terme.

 

Bien qu'il faille parfois « s'accrocher » pour suivre certains textes (la 3ème partie est à mon avis difficilement accessible), la majorité des auteurs nous permettent de nous questionner sur notre rapport au monde, ainsi que sur les changements systémiques et personnels que nous devrions opérer dans les prochaines décennies. Comme certains le rappellent, solutions locales et globales doivent agir de concert pour opérer un virage concret et faire de l'Anthropocène une remarquable opportunité pour établir des équilibres sociaux et environnementaux plus équitables et durables. De mon point de vue, le citoyen ne peut donc pas faire l'économie d'une véritable réflexion (et ce livre peut l'aider grandement en ce sens) sur l'Anthropocène. Pour être en mesure de participer politiquement aux arbitrages futurs, au sens d'agir sur la vie de la communauté, chacun devrait au moins se demander dans quel monde il souhaite évoluer demain.

Eléphants du désert ; Hoanib ; Namibie. Culture Maxime Lelièvre

 Dans Les racines du ciel, premier roman écologique publié dans les années 50, Romain Gary interroge déjà notre rapport au monde sauvage à travers la défense des troupeaux d'éléphants d'Afrique. Pour lui comme pour beaucoup d'autres, l'humanité ne pourrait pas se passer d'une nature sauvage (au sens d'un ensemble d'êtres vivants non-humains n'étant pas dominé par l'Homme) car elle est constitutive de notre identité depuis des millénaires. Homo Sapiens, pendant la majeure partie de son existence, a effectivement évolué sans filtre au milieu de l'espace naturel et s'est construit grâce à lui. Depuis quelques décennies, les mirages de la modernité pourraient nous faire penser le contraire en ayant clairement séparés nature et culture, mais la notion d'Anthropocène vient à point nommé dénoncer ce que redoutait Romain Gary : l'Homme coupé de son milieu naturel à tendance à oublier qu'il n'est qu'une branche de ce dernier, relié aux autres branches par des relations d'interdépendance fécondes qui lui permettent de vivre sur Terre.

 Dans le même registre, Alexandre Lacroix met en exergue que Devant la beauté de la nature, la plupart d'entre nous ne contemplons pas seulement une esthétique naturelle, mais aussi une réalité qui nous transcende, nous dépasse, tout autant qu'elle nous évoque quelque chose d'essentiel.

  Ces sentiments évoqués par Gary (l'amour du sauvage) et Lacroix (l'émerveillement devant les paysages) pourraient bien être perçus, à mon avis, comme des « réflexes » profonds ancrés en chacun de nous afin de nous prémunir de l'oubli que nous sommes des êtres naturels, forcément en lien étroit avec les autres êtres vivants, même non-humains.

 

Je vois par conséquent l'ouvrage Penser l'Anthropocène comme une invitation à lier nos aspirations « naturelles de nature » avec les « exigences » que sous-tendent la transition écologique (nouveaux rapports au monde, changements dans nos modes de vie...). Ce n'est qu'en se réappropriant personnellement ce concept un peu barbare que chacun pourra envisager le futur en d'autres termes que les techniques et peu porteurs bilan carbone ou consommation 0 déchets.

 

Maxime Lelièvre

Et pour d'autres zestes de nature, culture et voyage...

Le 1er roman écologiste, paru dans les années 50, nous plonge dans le combat contre le massacre des éléphants d'Afrique et convoque en chacun de nous l'amour du sauvage.

Alexandre Lacroix nous invite à repenser notre rapport à la nature, au travers de nos 5 sens, comme un contact constant avec son absolue beauté

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