Devant la beauté de la nature ; Alexandre Lacroix

Devant la beauté de la nature ; Alexandre Lacroix. Culture Maxime Lelièvre

 S’il y a bien un livre qui m’a inspiré pour la création de ce site internet, c’est celui-là. L’éditeur commence sa présentation du livre par une phrase qui fait drôlement écho à ma philosophie de la nature : « Et si la révolution écologique passait par l’émerveillement ? ». La réponse paraît évidente quand l’on pense aux yeux écarquillés et aux sourires des voyageurs en safari, ou au succès contemporain des films documentaires (notamment de la BBC) montrant des scènes naturelles sublimées à renfort de budgets pharaoniques. Pourtant la biodiversité ne cesse de s’effondrer à travers le monde… Paradoxal ?

 

L’auteur, le philosophe Alexandre Lacroix, se pose d’emblée la question de l’universalité des sentiments humains devant la beauté de la nature, comme lors d’une expérience vécue à la terrasse d’un café touristique grecque pendant un coucher de soleil. Sommes-nous plus ou moins sensibles à tel ou tel type de paysage ?

 La théorie évolutionniste estime que l’être humain préfère les paysages de savanes, ouverts, car ils correspondent au milieu écologique dans lequel l’Homme « primitif » tirait le plus avantage (pour la chasse et sa protection vis-à-vis des prédateurs).

 La théorie culturelle décrypte plutôt notre sensibilité aux paysages au regard de nos goûts de société. Dans cette optique, c’est bien le milieu culturel dans lequel on baigne qui définit notre attirance pour un panorama ; c’est le tableau du maître qui nous donne les clefs pour lire le tableau de la nature.

 

Comment pourrais-je ne pas souscrire, au moins partiellement, à ces recherches. La plénitude que je ressens lorsque je marche dans les grandes étendues africaines (en ayant tout de même bien pris garde de ne pas la partager à cet endroit avec une « adorable » famille de lions) ne fait-elle pas résonance avec notre passé de chasseur-cueilleur africain adapté aux paysages de savane ? Le dessin animé du Roi Lion, dont je me demande comment la cassette a pu survivre à autant de visionnage quand je n’étais encore qu’un gamin, n’aurait-il pas eu une quelconque influence sur le choix de ma profession actuelle de guide en Namibie ?

Cependant, Alexandre Lacroix ne se satisfait pas de ces deux approches et chacun peut aisément en comprendre les limites. Là commence le véritable intérêt de l’essai puisqu’il va puiser dans les écrits de grands auteurs, comme Thoreau ou Rousseau, pour mettre en relief ses propres expériences de nature et dégager une pensée tournée vers l’esthétique environnementale. Notre fascination pour la nature s’expliquerait par sa beauté intrinsèque, et en fait peu par des biais cognitifs ou culturels. Si l’on devient « gaga » devant un coucher de soleil ou un éléphanteau tétant sa mère, c’est que ces scènes intemporelles nous mettraient directement en lien avec la grâce du monde. La science aura beau nous expliquer à longueur de journée comment fonctionne le milieu naturel, rien ne pourra remplacer l’expérience physique pour toucher du doigt ce qu’Alexandre Lacroix désigne comme les sources, c’est-à-dire tout ce qui remet l’humain devant l’absolu inconcevable de la nature (quand bien même je pense qu’un bon degré de connaissance peut permettre, paradoxalement, d’apprécier d’autant plus l’énigme de la nature). Par l'intermédiaire de l'affût pour observer la panthère des neiges du Tibet, Sylvain Tesson, dans son dernier livre sorti en octobre 2019, met admirablement bien en poésie ces sentiments profonds que l'on ressent devant la grâce des animaux sauvages et la puissance des grands espaces.

Lézard dans le Drakensberg ; Afrique du Sud. Culture Maxime Lelièvre

 Mais l'auteur constate aussi que l'Homme contemporain semble de moins en moins sensible au vivant qui l'entoure au quotidien. Difficile de nos jours d’écouter le chant d’un oiseau au milieu du brouhaha ambiant ; ou même d’y prêter attention alors que notre vie moderne est quasi-exclusivement régit par des sons, des goûts, des odeurs, des images et des sensations non naturels. Comment apprécier le « banal » ballet des chauves-souris chassant les moustiques dans la lumière douce du crépuscule alors que Batman vient de « fumer » Superman sur les hauteurs de Gotham avec ses grenades en kryptonite (promis j’ai regardé sur internet, je ne connais pas) ? Comment avoir de l’admiration pour ce tout petit lézard, se figurant être le roi du monde du haut de sa pierre, alors que Daenerys Targaryen vient de passer à toute vitesse au travers de mon écran plasma sur le dos d’un dragon volant pour incendier toute une cité en 5 minutes, et que son foutu lézard géant a gueulé comme un sourd dans mes enceintes (en fait je n’ai qu’un pauvre ordinateur 11'', et oui personne n’est parfait je regarde bien Game of Thrones) ? Les chapitres de l'ouvrage sur nos 5 sens et sur la notion du temps nous interrogent sérieusement sur ce que l’on en fait de nos jours. Saturés de stimuli artificiels, nous perdons ce qui est peut-être constitutif de notre humanité : le lien physique avec la nature, et avec ça les joies, les vertus et les représentations du monde qui en découlent.

 

Coupés de la beauté de la nature, sa destruction ne nous affecte donc pas à sa juste mesure. Ou comment faire un bond facile vers Elisée Reclus qui en 1880, dans Histoire d'une montagne, déclarait déjà : « Si elle a vraiment le sentiment du beau, elle rendra la nature plus belle ; si, au contraire, la grande masse de l’humanité devait rester ce qu’elle est aujourd’hui, grossière, égoïste et fausse, elle continuerait à marquer la terre de ses tristes empreintes. C’est alors que le cri du désespoir du poète deviendrait une vérité : « Où fuir ? La nature s’enlaidit. » ».

Drakensberg ; Afrique du Sud. Culture Maxime Lelièvre

 Comment comprendre ce paradoxe : nous autres Sapiens des temps modernes, nous nous émerveillons encore devant un ciel étoilé et certains animaux « emblématiques » alors que nous perdons petit à petit notre essence naturelle ? L’essai n’y répond pas vraiment, mais à mon sens, difficile de ne pas créditer plus positivement la théorie culturelle. Le rationalisme et l’hygiénisme contemporain tendent à repousser la nature et le vivant aux portes de nos vies. Dans le même temps, tout un pan de notre société de consommation, par souci humaniste, environnemental ou consumériste (ou parfois les trois à la fois), fait vibrer dès que possible notre bonne vieille fibre d’amour à la nature pour nous adjoindre de manger bio et de passer des vacances vertes en harmonie avec les éléments.

 

Je considère donc Devant la beauté de la nature comme une réflexion éminemment d’actualité car elle pointe du doigt un paradoxe criant. Nous n’avons jamais autant parlé d’écologie et n’avons jamais été aussi insensibles à la beauté de la nature. Même pour moi qui randonne beaucoup et guide en Afrique, certaines réflexions du livre sont venues titiller mes « manquements » dans la perception de la nature. Pas assez attentif ou sensible, j’oublie trop souvent de faire participer mes cinq sens à la fête.

 Même si l’ouvrage possède quelques petites longueurs et peut paraître un peu fouillis, Alexandre Lacroix livre un témoignage personnel, divertissant, mais aussi très étayé culturellement et historiquement, pour nous aider à nous « reprendre en main » dans notre relation avec la nature et rouvrir les yeux (mais pas que...) sur les grâces qu'elle nous distille continuellement.

 

Maxime Lelièvre

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 Un beau récit géopoétique de la montagne par Elisée Reclus, qui nous narre aussi bien la géologie que la spiritualité

qui s'y rattache

Le livre à succès de Sylvain Tesson nous transporte littéralement sur les hauts plateaux du Tibet à la rencontre de la mystérieuse panthère des neiges


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