Sur la piste animale ; Baptiste Morizot

Sur la piste animale ; Baptiste Morizot

« Un livre dédié au pistage des animaux, tel que le pratiquaient les chasseurs-cueilleurs d'autrefois ou les rangers des parcs africains ? Ca y est, le mec a vrillé, son blog nature va bientôt ressembler aux élucubrations d'un allumé qui veut nous remettre tous dans les bois à chasser le sanglier ! ».

 

Allez, j'avoue, j'ai hésité à ouvrir le bouquin. Comme vous, les tribulations d'un philosophe-pisteur me faisait craindre de tomber dans un plaidoyer « retouralanaturiste » un peu vain ; vide de sens pour les Modernes que nous sommes. Mais le texte de Baptiste Morizot publié dans l'excellent recueil de textes Penser l'Anthropocène, à propos de la notion du sauvage dans notre monde anthropisé, m'a convaincu sans forcer de me lancer dans cette aventure de pistage animal. Et puis quand même, en tant que guide en Namibie, je me suis dit que ça pourrait enrichir mes représentations du monde sauvage. A guide never stop learning ! Et force est de constater que la lecture de ce livre est un réel plaisir, en plus d'en apprendre beaucoup sur certains animaux et nos relations avec eux ; comme sur nous-même en qualité d'Homo Sapiens.

 

Si le propos m'a plu, c'est qu'il ne propose pas un « retour » fantasmé à la nature, comme s'il allait de soi que de se rouler dans l'herbe ou faire une randonnée d'une journée dans les Alpes pouvait nous reconnecter à Gaïa. Les brochures touristiques et les blogs de voyage débordent des mêmes fantasmes liés au plein-air : « Vous serez immergés dans une nature sauvage qui ne connaît pas les affres de la modernité » ; ou « On s'est senti insignifiant devant la puissance de ce troupeau d'éléphants » ; etc. Très bien, mais après ? Une fois le « discours de carte postale » raconté ou imprimé pour l'éternité, qu'est-ce que les expériences en contact avec la nature nous apprennent des êtres non-humains, de nous-mêmes et nos relations avec eux, pour tisser en nous une sensibilité particulière au vivant qui nous entoure qui fait sens ? Par faire sens, j'entends que les connaissances et les émotions tirées « d'aventures sauvages », mais aussi des interactions quotidiennes plus « banales » avec toutes entités vivantes sauvages (plantes, oiseaux, renards, etc.), pourraient nous permettre de dépasser la vision actuelle d'une nature objet, extérieure à l'humanité, mais tout de même là pour ses beaux yeux. En d'autres mots, ce serait d'objectiver au-delà des sempiternels c'est beau ou la nature me fait du bien, la relation particulière avec la nature que l'on nourrit au fil de nos balades. Encore en d'autres termes, il s'agirait qu'entre deux séances de yoga en plein-air ou de running, on puisse se rendre compte du pouvoir intrinsèquement positif que les activités de nature, sans artifices de performance ou de recentrement sur soi, auraient sur nous.

 

    Tous randonneurs que nous sommes (plus ou moins), on a ces images d'asiatiques (désolé pour le stéréotype) recouverts de la tête aux pieds, avançant à l'unisson vers le prochain refuge. Ils nous montrent, presque caricaturalement, que se déplacer dans la nature ne signifie pas nécessairement faire corps avec elle. Cela dit, même si certains groupes de marcheurs nous laissent perplexes, il faut bien reconnaître que l'on est un peu près tous « handicapés » dans notre rapport à la nature, comme nous le fait si bien prendre conscience le livre d'Alexandre Lacroix, Devant la beauté de la nature. La vue accapare les sens, le selfie est roi, le chronomètre aussi ; dans une expérience qui délaisse au final l'attention aux autres vivants, à leurs odeurs, à leur manière d'arpenter l'environnement, et aux signes et manifestations qu'ils parsèment autour d'eux (traces, chants, etc.)... La vidéo prise d'un bouquetin ruminant machinalement, ou l'appli qui, ô ! joie, nous délivre sur un plateau le nom scientifique et vernaculaire de l'arbre sur lequel on vient de se soulager, ne peuvent suffire pour définir une expérience immersive dans le sauvage.

Rhinocéros blanc ; Etosha ; Namibie. Culture Maxime Lelièvre

     Et c'est bien là tout le mérite de Sur la piste animale. L'auteur nous y invite à suivre ses traces sur les traces des vivants non-humains (loups, ours et d'autres), non pas pour juste une photo ou un énième descriptif biologique, mais plutôt pour esquisser une pratique susceptible de faire évoluer notre rapport au sauvage. Par sauvage, il entend tout être vivant non-humain qui agit par lui-même, c'est-à-dire selon ses propres logiques et besoins, a contrario des êtres domestiqués dont les comportements se réfèrent essentiellement à leur subordination à l'activité humaine (une vache Vs un chevreuil ; un loup Vs un chien d'appartement revêtu d'une tunique rouge tirant sur une laisse et ch... sur le trottoir devant chez vous). L'animal sauvage ne fait donc pas référence à une hypothétique bête féroce cachée au fond des bois. Il est, pour Baptiste Morizot, tout être indépendant d'une volonté humaine, même s'il se meut dans un environnement largement anthropisé. Le loup emprunte régulièrement les voies de communication humaine et chasse les brebis élevées par l'Homme, mais demeure un animal avec des caractéristiques biologiques, physiques et comportementales qui lui sont propres et qui sont le fruit d'une évolution qui se déroule depuis des millénaires en relation avec l'environnement... au même titre que la mésange, le grizzli, le lion ou le lézard ! Frans de Waal, dans Sommes-nous trop « bêtes » pour comprendre l'intelligence animale, parle à ce propos de cognition évolutive, en tant que chaque animal sauvage développe des capacités mentales de traitement de l'information spécifiques au milieu dans lequel il évolue, sans le concours d'un Homme souhaitant le formater à ses besoins. Le sauvage est donc présent partout, à condition d'y prêter attention...

 

      Dans ses aventures de pistage en France, aux USA ou au Kirghizistan, le philosophe suit et interprète les traces (crottes, poils...) des loups ou autres panthères des neiges pour provoquer une rencontre visuelle (parfois), et surtout une empathie avec la « bête traquée » (toujours). Pister, c'est donc avant tout se mettre à la place de l'animal pour tenter de décoder ses habitudes et deviner où il se trouve, parce qu'il n'agit pas en accord avec une logique humaine qui le transcende. C'est adopter, nous dit l'auteur, le « perspectivisme » amérindien, position spirituelle dans laquelle le chaman ou le chasseur se transporte dans le corps de l'animal pour sentir le monde selon ses propres logiques. Loin de la représentation d'une séparation nette entre « l'Homme réflexif » et la « nature inerte » opérée par le modernisme, le pistage apparaît donc comme une pratique nous permettant de « réanimer » la nature. Là où la « simple » contemplation peut faire percevoir les paysages comme des tableaux au sein desquels il ne se passe pas grand-chose (surtout en France où la faune sait se faire discrète!), le pistage rend à la nature son caractère « vivant » car il porte au regard des activités animales « invisibles » pour le « simple » randonneur (les empreintes d'un vieil éléphant solitaire descendant vers un point d'eau, les pattes du bébé rhinocéros suivant celles de sa mère, etc.).

Zèbres de Burchell ; Etosha ; Namibie. Culture Maxime Lelièvre

A mon avis, le pistage ne représente donc pas une activité qui ne consisterait qu'à chercher l'animal, et je le sens bien lors de mes treks dans le désert namibien. Lire les traces multiples laissées par les animaux sauvages, c'est en quelque sorte rentrer en contact avec eux, en dépassant par là même la différence de « langage ». Cette belle sente de zèbres qui monte, parsemée de traces de sabots, n'est-elle pas une invitation pour sortir d'un inextricable canyon ? Cette belle crête au vent ne serait-elle pas perçue par les zèbres comme une clim' bienvenue en cette journée particulièrement chaude ? La randonnée prend alors un tout autre caractère puisque le paysage prend vie, même en l’absence visuelle de vivant. En lisant les traces et l'environnement qui nous entoure, nous nous réinsérons réellement dans la nature. Nous comprenons, par l'intermédiaire de nos sentiments d'empathie, que les êtres naturels peuplent le Terre selon leurs propres logiques, et qu'il existe de nombreuses interactions entre eux et avec nous.

Trace d'un loup ; Alpes du Sud. Culture Maxime Lelièvre

Au-delà du pistage, cette disposition d'attention accrue à l'environnement naturel porte en elle les racines d'un nouveau rapport au monde. A travers ce blog, je tente, à ma petite échelle, de sensibiliser au non-sens que serait une évolution écologique des sociétés humaines qui privilégierait la technique à la sensibilité à la nature. Est-ce que déclarer que l'on veut protéger la biodiversité tout en gardant une vision collective restrictive de la nature fait sens ? Si les êtres vivants non-humains ne sont avant tout que les ambassadeurs d'une nature que l'on souhaite sauvegarder pour la « photo », pourquoi ne pas se diriger vers le modèle américain qui surprotège certaines zones de wilderness (sauvage) en même temps qu'il saccage le reste ? Au contraire, ne devrait-on pas défendre un modèle philosophique et d'aménagement du territoire pour que le sauvage puisse s'imbriquer plus « naturellement » dans notre quotidien, même dans les villes, sans avoir à faire moult kilomètres en 4X4 pour se sentir au cœur de la nature ? Il est fort à parier que si la sensibilité au monde sauvage s’accroît dans la population, et ce dès le plus jeune âge, les « besoins » de centres commerciaux ou de culture standardisée reculeront d'eux-mêmes ; pour dès lors ouvrir la voie à une décrue de la consommation néfaste pour la planète, et par conséquent ouvrir de nouveaux espaces naturels au sauvage et aux Hommes... Un cercle vertueux que j'appelle de mes vœux et que le présent ouvrage permet d'objectiver à travers la pratique du pistage, comme une nouvelle spiritualité à l'égard des relations Homme/nature.

 

Alors même si vous n'êtes pas un adepte du pistage animal, je recommande la lecture de cette réflexion qui ouvre de merveilleuses perspectives écologiques. Et je n'ai même pas évoqué les parties fort intéressantes consacrées à notre passé de chasseurs-cueilleurs, qui serait à l'origine de ce sentiment de bien-être qui nous pousse vers la nature ; et qui expliquerait également la naissance du raisonnement abstrait, voire scientifique, chez Homo Sapiens par l'intermédiaire de l'enquête naissant du pistage de la proie... Passionnant !

 

Maxime Lelièvre

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Un excellent ouvrage pour mieux cerner les tenants et les aboutissants de l'intelligence animale

 Un recueil de 30 textes pour mieux cerner les multiples enjeux civilisationnels et philosophiques (entre autres) de l'Anthropocène, l'Aire de l'Homme


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