Dans l'oeil du crocodile, l'humanité comme proie ; Val Plumwood

 Comme « chacun » sait, nous avons ouvert, avec ma compagne, des chambres d’hôtes insolites en pleine nature, dans la Drôme provençale. Bon, je sais, en pleine nature, ça ne veut pas dire grand-chose. Déjà, qu’est-ce que réellement la nature ? Difficile à définir, même après avoir épluché certains des livres de Morizot, Larrère, Martin et autres… de ces penseurs qui ont fâcheusement tendance à revisiter les catégories usuelles de la modernité occidentale. Doit-on considérer comme nature les espaces de vie sauvage (ce qui reviendrait à amalgamer nature et sauvage, mais quid de la définition du sauvage, aie), illustrés bien souvent par des images de sombres forêts et de montagnes aux pics acérés ; ou peut-on voir la nature dans le moindre brin d’herbe poussant en bord de route, ainsi que dans les oiseaux qui chantent à travers la ville au printemps ? La notion de nature ne va donc pas de soi… alors celle de pleine nature, je n’en parle même pas. Disons simplement que d’adjoindre l’adjectif de pleine à nature, je le dis sincèrement, en terme marketing, ça claque ! En 2022, les visiteurs recherchant l’expérience des hébergements insolites ne souhaitent pas se ressourcer en demi ou en quart de nature, c’est comme ça. Aussi, il faut bien dire qu’à Izon (pleine) Nature, les manifestations anthropiques ne sautent pas aux yeux (les fils électriques, les champs de lavande, un peu de goudron tout au plus) : l’environnement peu aménagé évoque aux invités un environnement sauvage… et c’est aussi pour cela qu’on s’y est installé !

 

Après cette interminable introduction publicitaire, j’en viens au sujet de cet article : Dans l’œil du crocodile, l’humanité comme proie, de Val Plumwood. C’est qu’après deux étés passés en compagnie des invités de Izon Nature, j’ai pu mesurer la pertinence des idées que développe cette philosophe australienne, malheureusement peu connue en France. Lorsque dans le titre elle parle de l’humanité comme proie, elle évoque en fait le caractère impensable, inconcevable, que cette idée évoque chez les modernes occidentaux que nous sommes. Dans les environs de Izon, une, deux voire trois meutes de loups (selon les sources…) se sont installées depuis quelques années, d’où la question inquiète : « c’est dangereux de sortir la nuit pour faire pipi ? ». Face à cette interrogation qui me désarçonne toujours un peu, je serais tenté de répondre par l’absurde, par une boutade révélant l’anachronisme de la crainte ; mais je m’en garde bien, tellement l’humanité comme proie semble être une affaire sérieuse au XXIème siècle.

Avant de lire Val Plumwood, j’attachais uniquement cette peur irrationnelle (0 attaque de loup sur l’homme en France depuis son retour en 1993, à ce que j’en sache) à l’image fantasmatique du Grand Méchant Loup, figure populaire par excellence. Cependant, ce que m’a également fait comprendre ce livre, c’est que la peur des grands prédateurs s’inscrit dans une peur moderne plus large : celle de devenir de la nature. Parce que risquer de servir de viande à un loup (même si c’est plus qu’improbable) nous réinsert dans le cycle naturel de la prédation, comme victime, nous risquons donc de perdre par la même occasion notre statut ultra-privilégié de dominant sur Terre ! Quand on domine, rien de plus « frustrant » que de perdre (tous les sportifs comprendront) !

 

En fait, le croisement de cette lecture avec mes expériences d’hôtes en pleine nature (et oui!) incarne parfaitement la profonde contradiction qu’il existe dans nos sociétés : nous souhaitons de plus en plus approcher, admirer la nature sauvage… mais de moins en moins nous y identifier. Plumwood nous explique, de manière parfaitement claire et attrayante (je comprends mieux pourquoi Baptiste Morizot en fait souvent référence), que depuis quelques siècles le monde occidental se bâtit une forteresse culturelle, comme pour échapper au royaume de la nature, qu’il entend asservir pour répondre à ses besoins. Notre modernité, notre technologie, notre organisation sociale, notre économie, sous-tendent une idée propre aux Hommes modernes : l’humain ne fait pas vraiment partie de la nature. En mettant sous le tapis les travaux de Darwin pour qui les différences entre humain et animal sont essentiellement une question de degré, nous nous sommes extraits arbitrairement (et toutes les études écologiques, biologiques ou éthologiques de ces dernières années le montrent bien) du monde vivant en proclamant notre exceptionnalité (ne reste qu’à écouter Bolsonaro et son ami Neymar pour se convaincre du contraire!) et notre « devoir » d’exploiter la nature, intrinsèquement inférieure à nos yeux. Alors vous comprenez bien que dans un tel contexte philosophique et écologique, il est inconcevable de s’imaginer finir en bifteck sous les crocs d’une meute de loup « arriérée » ! La peur du loup, aussi irrationnelle soit-elle, fait donc pour moi figure de symbole de notre bêtise civilisationnelle ; une bêtise qui consiste à aduler une nature que nous saccageons par ailleurs, une nature que nous apprécions autant que nous voulons la garder à distance. Pour illustrer ceci, je me sers « malhonnêtement » de certains de mes invités ; mais c’est bien d’une hégémonie culturelle dont je parle dans le sillage de Val Plumwood car, elle comme moi, nous trouverions aussi « inopportun » de mourir en servant de viande rouge.

Sauf que l’auteur a un « temps d’avance » sur moi pour « légitimer » sa prise de conscience. En effet, son livre part de l’attaque en règle qu’elle a subi de la part d’un crocodile ; un colosse qui l’amena par 3 fois au fond d’une rivière sauvage du Nord de l’Australie pour tenter de la noyer. Par miracle, elle a réussi à en réchapper, et c’est cette expérience qui lui a définitivement ouvert les yeux sur l’existence de deux mondes, en apparence opposés, mais qu’il faudrait rapprocher : le monde des humains comme êtres exceptionnels (et nous le sommes en quelque sorte, de par nos capacités cognitives) et le monde des humains s’inscrivant dans la trame écologique de la Terre, ni plus ni moins important que les autres espèces animales. Cette expérience brutale de prédation l’a fait plonger dans l’œil du crocodile, dans l’œil du monde autre qu’humain ; et ce qu’elle y a vu, c’est la parenté qu’il existe entre nous et les autres espèces animales. Par ces quelques secondes suffocantes, par cette mise en abîme de son existence personnelle, elle a remis en cause son exceptionnalité : elle aussi, comme nous tous, peut être de la viande pour d’autres animaux qui en ont besoin. Le principe de réciprocité s’est rétabli ; et même si elle reste un être exceptionnel (surtout elle, personnellement), Val Plumwood ne considère plus comme vides de sens le reste du monde autre qu’humain.

 

Le tout, maintenant, à une échelle personnelle comme civilisationnelle, serait de ne pas attendre d’être attaqué par un loup pour prendre conscience de cette réciprocité ; et par là-même pour infléchir sérieusement notre propension culturelle à asservir et détruire tout ce qui n’est pas humain (voire tout humain qui ne nous ressemble pas… Qatar, Qatar). Vu que ce n’est pas demain la veille que chacun d’entre-nous croiserons le fer avec un loup ou un crocodile, préférez ouvrir Dans l’œil du crocodile (d’autant que d’autres parties du livre traitent de sujets très intéressants comme la mort, le véganisme, l’écoféminisme)…

 

Maxime Lelièvre


Et pour d'autres zestes de sauvage, culture et voyage...

Et bien sûr rendez-vous sur le site de l'éditeur, l'excellente maison Wildproject, qui souhaite contribuer à la réflexion autour de Comment réorganiser les sociétés humaines dans leurs relations au vivant, pour mettre un terme à l’extinction en cours de la vie sur Terre ?

Retrouvez ici le philosophe Baptiste Morizot, l'un des auteurs contemporains de Wildproject, dont la contribution philosophique concrète fait grand bien à la compréhension des enjeux écologiques.

Izon Nature, hébergements insolites et table d'hôtes écoresponsables dans la Drôme Provençale... c'est nous !


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