Au cœur de la nature blessée ; Alexandre Lacroix

 Après Devant la beauté de la nature lu il y a déjà 3 ans, jai parcouru cette semaine le deuxième essai du philosophe Alexandre Lacroix se rapportant à notre rapport à la nature : Au cœur de la nature blessée. Et comme pour le précédent, l’apport de ce livre se trouve, à mon avis, dans la place laissée à l’esthétique : et ça fait du bien !

C’est que le rapport sensible, esthétique, que nous entretenons avec les paysages a été tout bonnement exfiltré manu militari des discussions se rapportant à la nature et à l’écologie. Osez évoquer la question esthétique des éoliennes et autres forêts commerciales avec un écologiste encravaté ou un jeune citadin soucieux de la planète, et, à coup sûr, il ne manquera de vous rire au nez, de vous prendre de haut : «  Mais, comment ça ? On ne va pas freiner le Progrès pour de vaines considérations esthétiques. On a besoin d’électricité et de bois en quantité pour la transition ! Et puis moi, les éoliennes, je ne trouve pas ça si moche… ». Exfiltré manu militari, oui, car la simple évocation esthétique suffit à votre interlocuteur pour vous faire sortir du champ du « raisonnable », du « rationnel ». Il n’y a plus de discussion possible car vous êtes perçu comme un doux rêveur, un réactionnaire ou un hippie.

 

 Heureusement, grâce notamment à Alexandre Lacroix, la discussion autour de la préservation de la nature pourrait à nouveau s’enrichir. Dans le sillage de notre ami géographe du XIXème Elisée Reclus qui estimait que « là où le sol s’est enlaidi, là où toute poésie a disparu du paysage, les imaginations s’éteignent, les esprits s’appauvrissent… », le philosophe redonne sens à nos sentiments devant les paysages. Si je ressens de la peine ou de la colère devant une forêt plantée en rang d’oignon ou devant l’horizon bouchée par les éoliennes, le discours dominant tend à minimiser, voire décrédibiliser ces sentiments ; là où la philosophie (certains philosophes plutôt) va plutôt tenter de comprendre en quoi ces sentiments peuvent être de nature à appréhender, à penser, à matérialiser la crise écologique… ou autrement dit la crise de sens que traverse notre société.

Qu’ils soient à dominante naturelle ou anthropique, jugés beaux ou laids, les paysages ne sont, ne pas peuvent être neutres : ils font partis de nous, ils participent de notre expérience au monde. A moins d’avoir les yeux bandés, les narines et les oreilles bouchées, la bouche anesthésiée et le corps recouvert d’une bâche isolante, notre corps ne cessent d’échanger avec le monde, avec la nature (où ce qu’il en reste!). Par là-même, notre corps se fait vecteur de liens, de sens.

 

Cependant, qu’on ne se méprenne pas, je ne crois pas qu’Alexandre Lacroix plaide dans son essai pour une nature sanctuarisée ; pour une nature intrinsèquement belle qu’il faudrait mettre sous cloche. Son propos c’est plutôt, il me semble, d’encourager une forme de « lucidité » face aux paysages blessés de notre monde moderne. Si l’on cadre une photo pour en « dégager » un pylône électrique, ne serait-ce pas autant par souci esthétique que par déni ? Par le déni que notre environnement ne ressemble plus aux images édulcorées des films naturalistes et des cartes postales, ne se cache-t-on pas la réalité de notre empreinte sur la nature immédiate, quotidienne ?

 Même si je ne renoncerai pas de si tôt à évacuer les pylônes et autres monstruosités de mes photos, je comprends aussi le point de vue du philosophe, car comme lui, j’ai peur que notre conception de la nature ne bascule vers la peu enviable wilderness (nature « intouchée » et sauvage) américaine : d’un côté des espaces naturels sanctuarisés, voire sacrés, où l’on peut parfois à peine se promener ; de l’autre des espaces de vie artificialisés à outrance et des industries destructrices. Ce modèle, pour moi, c’est celui qui continue à nier les impacts généraux (la bétonisation et l’industrialisation, même « limitées » à une partie du territoire, ont des impacts sur les mers et les océans de tout le globe, par exemple) ; c’est celui qui engendre une inégalité de fait entre privilégiés et exclus (le cadre avec un gros SUV aura tout loisir de rouler des centaines de bornes pour aller visiter un parc national, le salarié d’un fast food d’une banlieue défavorisée n’aura que la TV pour y goûter).

 

Alors, entre désir de paysages débarrassés de monstres métalliques et nécessité de voir le monde tel qu’il est, il faut savoir cheminer sur une ligne de crête (si elle n’est pas encombrée d’éoliennes…). L’idée que la nature ne pourrait être qu’un espace inviolé de toutes activités humaines ne fait pas sens, comme le montre l’exemple américain ; mais dans le même temps, mettre de côté toutes considérations esthétiques revient à se déconnecter sensoriellement des réalités du monde dans lequel on vit et, par conséquent, à occulter la crise climatique et de la biodiversité. Heureusement, je pense que le chemin vers cette ligne de crête ne représente pas tant de difficultés : par exemple, avec un minimum d’éducation et de sensibilité (petit message à l’école notamment), il est assez aisé de comprendre, par les sens, qu’une forêt plantée de conifères à visée uniquement commerciale ne correspond pas à un projet durable et respectueux des dynamiques du monde vivant. Lorsque l’on entend peu ou pas d’oiseaux, que l’on ne marche que sur très peu ou pas d’humus, que l’on ne voit que de jeunes arbres, on ressent physiquement que cette forêt ne favorise pas la biodiversité, qu’elle ne retient que très peu d’eau, qu’elle ne stocke que peu ou pas de carbone. Dans le cas des forêts, l’approche esthétique semble donc aller de paire avec l’approche « raisonnable », car une forêt moche ne rend que peu service.

Pour ce qui est des éoliennes, la ligne de crête s’avère peut-être plus compliquée à trouver… mais au moins, les débats seront plus sensibles (dans le bon sens du terme), concrets, si l’on évacue pas brutalement la question esthétique.

 

Maxime Lelièvre

Et pour d'autres zestes de sauvage, culture et voyage...

L'écoféministe australienne Val Plumwood n'a pas son pareil pour remettre l'humain a sa place dans la chaîne trophique !

Le premier essai d'Alexandre Lacroix consacré au rapport sensible à la nature, davantage centré sur les sens.

C'était il y a déjà un an : l'une des plus belles itinérances à pied que l'on est entrepris en France avec Juju !


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